mercredi 16 mars 2016

La folie selon PKD


L’auteur de science-fiction et/ou d’anticipation Philip K. Dick savait dresser le portrait de sa propre folie, en introspection perpétuelle, la tête plongée dans sa machine à écrire. La paranoïa qu’il incarnait ou illustrait souvent est en outre une forme de démence générée par la vérité d’une perception des choses, la vision "réelle" donnée par un individu, désigné de fait comme "fou". Les plus grands "malades" sont ceux qui perçoivent plusieurs vérités parallèles, plusieurs réalités. C’est ce qui ressort notamment des innombrables récits de PKD, écrits sous l’emprise d’amphétamines, ou bien en descente d’amphétamines, c’était son truc les amphétamines en tout cas. "Des acides ? Seulement une fois ou deux" affirmait-il. Un penchant pour les psychotropes qui trouvait particulièrement écho dans son roman Substance Mort (A Scanner Darkly en VO, qui aura droit à une belle adaptation filmique, mise en scène et partiellement animée par l’excellent Richard Linklater), certainement l’œuvre où il s’est le plus livré, où il a exposé ses addictions et angoisses, ses questionnements, ses visions, son état d’esprit altéré, qui nous apparaît d’une extrême justesse aujourd’hui.

Je ne me suis pas enfilé l’entièreté de l’œuvre Dickienne, il y a beaucoup trop de matière pour en faire le tour en une seule vie. Mais nul besoin de maîtriser pleinement la bête pour en capter l’essence (c’est mon adage perso, car je ne maîtrise rien pleinement), saisir tout ce que contient le magma de réflexions et de puissance narrative couchés au milieu de l’espace réduit qu’offrait son appartement californien d’Orange County. Agoraphobe et solitaire patenté, Philip K(indred). Dick laissait libre cours à sa principale addiction, l’écriture, lui permettant de voyager au-delà même des frontières inconscientes, malgré son enfermement permanent. Ses romans et nouvelles les plus complexes ou délirant-e-s (Blade Runner, Ubik, Dr Bloodmoney, Deus Irae, etc) comme les plus sombres ou intimistes (Le Maître du Haut Château, Substance Mort, etc) ont été écrit-e-s là, au sein de cette bulle intemporelle, nourrie par un esprit en mutation permanente, lui-même encouragé par la prise d’amphets, admettons. On peut en effet se questionner sur la qualité de ses rendus si les psychotropes n’avaient pas fait partie de sa vie, mais la base spirituelle était déjà en place, la drogue n’a fait qu’ouvrir certaines portes plus facilement et favoriser le rendement quantitatif. Il n’avait pas besoin de ça pour faire fructifier son imaginaire, et le nôtre à sa lecture.


Je ne remercierai jamais assez ma génitrice (coucou maman) pour m’avoir offert Le Maître du Haut Château vers mes 13-14 ans. J’ai dévoré la chose sans vraiment tout piger, mais quel pied, quelle prose, et un univers uchronique d’une effrayante crédibilité, alors qu’on nous parlait beaucoup de nazis et de seconde guerre mondiale en cours d’histoire à l’époque. L’idée de savoir ce qui aurait pu advenir du monde si l’Axe l’avait emporté sur les Alliés m’intriguait plus que fortement, et j’ai été servi au-delà de mes attentes. K. Dick a osé imaginé le pire comme le moins pire, et l’a retranscrit à merveille, impliquant le lecteur dans le récit, jusque dans la tête de ses personnages, le poussant à la réflexion et à la compréhension du contexte de cette Histoire-là, de ces Etats-Unis "partagés" entre nazis et japonais, de cette Afrique en proie à une "solution finale" chère à Hitler, et autres joyeusetés. Une immersion agréablement dérangeante, la sensation alors inédite d’un cœur qui accélérait ses battements tandis que je lisais, comme lié à ce qui arrivait aux personnages dans quelques situations de panique, d’angoisse, de stress ou de paranoïa tiens (cette Histoire est-elle bien réelle, est-elle la seule ?). 

C’était le cas également avec Substance Mort, roman plus personnel publié en 1977 et d’une importance thérapeutique pour PKD, expurgeant tous ses démons. Fred est Bob Arctor, Dick est Bob Arctor, et nous sommes aussi Bob Arctor, en pleine crise de parano aigüe, entre deux ou plusieurs mondes, au bord d’un gouffre mental permanent, accompagnés d’une éternelle "femme aux cheveux noirs" (ici prénommée Donna), représentation récurrente de sa sœur jumelle, disparue un an après leur naissance commune.

C’est sans doute le plus grand talent de PKD, au-delà de ses visions prophétiques, celui d’avoir trouvé sans l'avoir cherché un équilibre émotionnel dans son écriture, le bon dosage narratif où l’aspect technologique inhérent à la science-fiction est secondaire bien qu’il soit incroyablement réaliste. Les personnages avec toute leur complexité intérieure portent la plupart de ses ouvrages (de ceux que j’ai lu du moins), et il parvient à nous les faire incarner, à nous faire ressentir ce qu’ils ressentent, par une approche aussi bien philosophique que viscérale, questionnant notre humanité au sens large et détaillé du terme. Une réalité alternative et littéraire, un reflet temporellement variable de nos existences où tout semble réel, comme si ça avait toujours été là, à attendre sagement d’être vu, aperçu, ou même vécu.

Beaucoup de mystère entoure encore Philip K. Dick et sa folie supposée, qui dissimulait en fait un esprit libre, ultra créatif et rêveur, parfois drôle ou absurde, profondément bouleversé et bouleversant, remettant en question nos capacités cérébrales insoupçonnées. Car peut-être qu’un jour nous aussi on se rappellera du futur…

A voir en complément : le très fameux documentaire réalisé par Yann Coquart et diffusé récemment sur Arte, Les Mondes de Philip K. Dick, librement disponible sur Youtube :


A lire aussi : le tactilement très cool recueil « Substance Rêve », regroupant Le Maître du Haut Château, Glissement de temps sur Mars, Dr Bloodmoney, Les Joueurs de Titan, Simulacres et En attendant l’année dernière, édité chez Omnibus, au sein d’une collection avec deux autres recueils tout aussi recommandables.

A jouer : Californium, hommage vidéoludique à PKD, édité par Arte, disponible sur Steam pour 10 euros.

2 commentaires:

  1. Tu n'avais que 13/14 ans quand je t'ai offert ce livre ? ...je comprends que tu n'avais pas pu tout piger.

    RépondreSupprimer
  2. En effet, mais ce fut le point de départ d'une plus large compréhension des choses. Et Pierre Bordage est venu ensuite s'intégrer au processus ;)

    RépondreSupprimer